LE VELO CASSE
Au bord du lac avec Madeleine par une belle fin d’après-midi tranquille, je me suis laissé allé à lui raconter un bout de mon enfance, comme si j’avais enlevé le papier d’un carambar ou d’un malabar, pour le partager ensuite, probablement ; et finalement, j’ai appris quelque chose. Mon regard en arrière a un peu éclairé le présent dans lequel je suis toujours empêtré.
Madeleine était sur sa chaise longue à cause des tiques, nombreuses en ce printemps. Ça barque était amarrée au petit ponton de bois ; je finissais de sécher sur ma serviette sans crainte des coups de soleil. J’ai peut-être même somnolé un peu.
En relevant la tête mon regard se porta sur nos vélos, appuyés sur l’arbre et je lui dis :
« Tu sais que j’ai eu mon premier accident grave quand j’étais gamin, et c’était en vélo
oh, mon pauvre chou, tu t’es écorché en tombant du trottoir quand papa a enlevé les petites roulettes ? »
Elle est comme ça Madeleine, au départ.
« Je me suis égratigné, rien de cassé, mais je me dis maintenant qu’il y a eu des séquelles psychologiques
La cellule de crise n’aurait pas été mise en place assez vite ?
Ne ries pas, il s’agit de la peur
Mais, tu n’as peur de rien ?
Si, et c’est le pire ; j’ai peur de ce que je fabrique. Je n’ai pas confiance en moi, en mes dix doigts. J’ai peur que ça casse, que la colle ne prenne pas, que la soudure lâche, qu’il y ait une paille dans le métal…
Et au lieu de t’appliquer, tu ne fais rien. C’est plus prudent !
Oui, je me ménage, mais je souffre, surtout en ce moment, de mes difficultés à finir les placards de la cuisine.
Tant qu’ils ne sont pas au mur, ils ne risquent pas de tomber, c’est déjà ça !
Quand je suis tombé, moi aussi je me suis retrouvé au pied du mur. Il parait que c’est là qu’on voit le mieux le mur selon le proverbe. Mais, les causes étaient plus évidentes pour moi que pour le placard. J’allais trop vite et qu’il y avait des gravillons. En fait les détails ne me reviennent pas à l’esprit avec précision. Je n’ai pas revu le film de ma vie d’enfant. je n’ai pas eu peur avant le choc. A cet age, tu es plus fort que les murs, sans casque bien sûr. L’image devient nette dans mon souvenir seulement après la chute. je me suis relevé et je vois deux bouts de bicyclette, l’avant et l’arrière. Je n’étais pas loin de l’immeuble où nous habitions. J’ai pris un bout de cadre dans chaque main et j’ai marché fièrement. Avec un air de défi ; « même pas mal ». Mais j’avais peur. Peur des autres, de leur regard qui allait me rendre ridicule. Peur d’être « grondé » comme on disait alors, injustement en plus,car ce n’était tout de même pas ma faute si ce vélo n’était pas assez solide. Depuis, j’ai comme une méfiance vis-à-vis du matériel, quelque qu’il soit. j’arrive à faire confiance aux spécialistes. Ou alors, j’évalue le risque. Par exemple, je ne mettais pas ma vie en danger si je cassais mon mat en bambou en naviguant sur ma planche à voile fabriquée maison sur la lagune d’Abidjan. En général, sur l’eau quand le vent porte à terre, je peux toujours nager. Mais pour le vélo, l’environnement est plus agressif quand tu tombes. En fait, c’est certainement pour vaincre ma peur que j’ai bricolé ce vélo. Pourtant, j’aurais du mal à me lancer à pleine vitesse avec. Ça doit être l’instinct de survie. Ce qui est curieux, c‘est que je ne suis pas du tout adepte du « trop fort n’a jamais manqué », vu qu’il y a toujours un point faible quelque part à côté .
C’est ce qui fait que la vie n’est pas facile pour toi dans notre société hautement technologique. »
Parfois, je me demande si Madeleine parle sérieusement ou si elle se paye ma tête en douce.
Le soleil descendait doucement derrière les arbres. Je ne sais plus si mon vélo cassé était bleu métallisé ou corail. Avec le temps….
Et nous aussi il va falloir y aller. C’est sûr, j’ai réussi à maîtriser ma peur dans une très large mesure. Mais pour les placards de la cuisine, je vais attendre un peu. Tous les verres se sont brisés en mille morceaux la dernière fois. C’était les chevilles. Il ne faudrait pas que les miennes enflent par excès de confiance. Et ce serait dommage de gâcher le printemps.
C’est Madeleine qui m’a dit que nos attitudes se définissent pendant l’enfance. Elle est psychologue, alors je suis bien forcé de la croire ;
Il n’est pas toujours facile de se sentir adulte quand on a eu un vélo fragile étant gamin. Je me soigne petit à petit. Ça prend du temps. Soyez indulgents.