On a une idée en tête. On n’en parle pas, tout juste si on se l’évoque à soi-même sous une forme réfléchie. Mais nos gestes nous trahissent, cette agitation soudaine autour du vélo, cette ultime dépense avant de faire l’annonce à tous de notre prochain héroïsme, dérisoire entreprise, lucarne minuscule ouverte sur la liberté. Impossible liberté. Nous n’avons que celle de choisir nos chaînes.
Mais il est vrai que sur nos étranges vélos, notre chaîne est plus longue. Alors j’ai eu envie de tirer dessus un peu plus fort que d’habitude.
Et puis l’exemple messieurs dames. Le mauvais bien sûr. Celui des damnés du Paris-Brest-Paris qui ont eu le culot de survivre. L’audace de remonter – pardon : de redescendre – sur leur machine et de tourner leurs roues vers la prochaine équipée, alors que leur maillot séchait encore des averses de la dernière.
Le mauvais exemple. Sur la route, la nation docile nous fait parfois sentir combien nous n’avons pas notre place. Alors on se retrouve à cahoter sur le talus en crachant la poussière du camion qui n’a pas fait d’écart.
Mauvais exemplaires de nation docile, on nous trace des « bandes cyclables » qui nous laissent tomber à la première difficulté, pour nous enseigner combien il est plus sain de vivre dans sa voiture. Parfois ce sont de vraies voies, mais qui n’ont jamais, jamais la priorité. C’est : Allez rouler ailleurs que devant nos pare-chocs… jusqu’à ce que la voie nous recrache au sein de la circulation. Bien content déjà quand nous n’avons pas a partager ces couloirs avec les bus ou avec les portières des voitures qui stationnent rasibus à côté.
Mais on a beau savoir que c’est mal de vouloir rouler à vélo sur les routes de la nation docile, on persiste, avec l’envie de tirer toujours un peu plus sur notre chaîne. Tout ça finira mal. Ma grand-mère me l’a toujours prédit. Et le temps a fini par lui donner raison.
Toujours est-il qu’à la 3eme heure ce vendredi, dans la nuit noire de tous les méfaits, je passais le portillon de mon jardin sans aucun remord ni la moindre pensée pour ma grand-mère.
Je me disais surtout que cette route sombre, je ne la partagerais qu’avec de rares insomniaques qui pouvaient fort bien être tout aussi mal intentionnés qu’en meute et en plein jour.
J’espérais seulement avoir fait le nécessaire pour susciter curiosité et prudence à mon égard. Et admiration aussi.
La suite des évènements m’a prouvé que oui. Mon mauvais exemple a luit pendant les 4 heures de nuit, avec la complicité marquée d’égards –et d’écarts – de mes frères noctambules, malgré la perte quasi immédiate de mon fanion. Pour une fois que j’en mets un…
Mais il est temps que je vous révèle, chers téléspectateurs, le but de mon échappée furtive et délictueuse, comme nous verrons plus tard : Ma fifille à moi…
Pouf pouf.
La fifille à sa mère et parfois encore un peu à moi s’en va apprendre à l’université et à voler de ses propres ailes, à Angers.
Angers, oh oh, mais c’est pour ainsi dire la porte à côté ! Enfin, une excellente raison de sortir le vélo, car rien ne me plaît tant, messieurs dames, que d’aller quelque part. J’entends par-là que les nécessaires sorties en rond pour se maintenir en jambes m’ennuient un peu, parfois.
C’est comme ça qu’une fois de plus je me retrouve sur le mauvais chemin, en pleine nuit, dans le but de rejoindre Angers pas trop tard. D’Orléans à Angers il y a 250 km de Loire, et de chez moi à la Loire, il y a un morceau de Sologne d’un noir d’encre et d’ombres sonores, vivantes ici, là, tout autour de moi. Buissons agités par la surprise. Départ précipité, branche cassée. Une fraction de silence, je suis un silence feutré qui s’invite dans le silence inquiet de la faune aux aguets. La chouette nyctographie son plané mortel. Je sais le chevreuil et le cochon de sanglier, qui bougonnerait bien par le travers de mon chemin, s’il lui en prenait l’envie. Les villages endormis. Beaugency, la Loire mon fil, et j’attrape un premier tronçon de La Loire à vélo. C’est à dire que je sors du temps. Plus de marquage au sol, mon halo lumineux m’indique au mieux une subtile différence entre bitume et bas-côté. Je ne sais ni l’heure ni à quelle vitesse j‘évolue. Le GPS me rassure aveuglément (j’ai oublié de réduire la luminescence de l’écran) lorsque le doute se forme, là où mon pinceau lumineux échoue. Plus de voiture, plus de gibier, seulement le vent qui feule dans les peupliers et la chouette qui n’a pas fini de manger. Je suis sur le bon chemin, cette pensée me plaît, et petit à petit mes yeux me guident. Ou est-ce seulement l’instinct. Cousin de celui qui guide les animaux dans leurs migrations.
Quand le jour se lève j’ai 80 km au compteur. Ric rac sur mon plan de marche, mais mission accomplie sur la partie la plus délicate de mon parcours. Avec mes 10 kg de bagages j’ai tablé sur du 20 de moyenne, et une arrivée à 16 heures. Les premières heures du jour sont grises et froides, et fatigantes. Je laisse mes loupiotes en marche, celle qui a fonctionné sans interruption pendant 5 heures s’éteint d’elle-même.
Vers 10 heures le soleil perce un peu, et c’est la bourrade affectueuse d’un compagnon qui me redonne de l’entrain.
11h30. J’ai largement dépassé la moitié de mon vol. Pause au cimetière de Bréhémont pour faire le plein. Je casse la croûte dans le silence relatif des lieux et l’indifférence des mémés en tablier, qui se penchent avec aridité sur le granit muet de leurs prédécesseurs.
C’est le grand beau temps, pas trop chaud, tout ce que j’aime. Je peux me déshabiller, et ressembler enfin un cycliste, dans ce joli maillot qui gomme si bien mes bourrelets disgracieux. Coup de pompe deux heures plus tard. Une herbe compatissante me fait un lit apaisant, pour une portion de repos qui grignote ma belle avance sur le plan de marche. Mais tout va bien. Le val de Loire a cet avantage d’être plat, et le vent jusqu’ici m’a été favorable, encore qu’il commence à tourner. Il m’a permis d’aller souvent bon train, mais les meilleures choses ont une fin.
Les pires aussi, soit dit en passant, et c’est tant mieux, parce que le val de Loire, s’il a l’avantage d’être plat tant qu’on le suit, ne l’est plus du tout quand on s’en échappe. Voici Montsoreau. Au compteur : 200 km tout juste.
Je me souviens de ces petites routes qui m’avaient fait passer de Fontevraud en coteaux du Layon, où je m’épluchais lentement mais sûrement. C’est la porte à côté. C’était il y a un bon paquet d’années, mais la distance était sensiblement la même (Orléans-Cholet).
Pour mon 200eme kilomètre, Montsoreau m’a offert un mur que j’ai tout juste eu le temps d’anticiper. En tournant à angle droit depuis une rue qui déjà commençait à grimper, où je pouvais entrevoir au coin d’un mur (de pierre) l’amorce fortement inclinée d’une route que le GPS m’indiquait comme ma prochaine direction. Tout à gauche, et hardi petit ! A mi-pente, alors que j’apercevais les premières grappes de cabernet franc qui achevaient de mûrir dans leurs relents troubles de produits phytosanitaires, j’ai capitulé, posé le pied à terre. En serrant vigoureusement les freins.
Dix kilomètres. Seulement dix kilomètres de vignobles, jusqu’à Saumur où je retrouve peu à peu le fil du grand fleuve. Mais dix kilomètres à n’en plus finir, tout à gauche dans la moindre montée. Dans ce passage difficile, entre relief retors et passage à vide, je mesure la difficulté d’un Paris-Brest-Paris. Et j’ai du beau temps. Et je n’ai plus qu’une grosse cinquantaine de kilomètres.
Le vent a continué de tourner. Il est passé 3/4 avant. J‘ai retrouvé une allure de cycliste en échappant aux pistes cyclables pièges de l’agglomération de Saumur. Plus loin, et bien que suivant à nouveau l’itinéraire La Loire à vélo, les rétrécisseurs de chaussée à l’entrée des villages obligent les vélos à s’arrêter quand une voiture arrive en sens inverse. Plus loin, une voie cyclable matérialisée par une peinture au sol, d’un seul côté de la route, incite des cyclistes venant en sens inverse à rouler à gauche. Comme d’autres ont le bon sens de rester du côté droit, c’est une partie de n’importe quoi lorsqu’il faut doubler ou croiser ce petit monde en présence de voitures. J’assume ma condition à haut risque de mauvais exemplaire de la nation docile, puisque toujours en vie et toujours sur mon vélo malgré ces incessants rappels à retrouver l’automobile attitude. Je ne l’assume plus seul, un haricot s’est collé à ma roue arrière. Celui-là je l’avais doublé, il avait déjà essayé de coller mais s’était détaché dans le vent avant de disparaître de mon rétroviseur. Il est revenu, il s’est mis en chasse. J’ai remis 2 petits kilomètres/heure dans le vent, juste pour le plaisir de le voir se mettre en danseuse derrière-moi. C’est vraiment con, je le sais bien, ce petit manège je peux le payer cher, mais c’est plus fort que moi, je suis joueur… Deux points ouvrez les guillemets :
- Vous avez une batterie là-dessus ?
- Oui, j’ai un accu.
- Ah oui, ah oui ! Oui, je comprends mieux. C’est pour ça que ça va vite.
- Excusez-moi, mais je crois que je n’ai pas bien compris la question.
- Oui, vous avez une batterie sur votre vélo ?
- J’ai bien un accu, mais il me sert à alimenter mon GPS. Pas pour pédaler.
- Ah oui, ah oui, ah bah dites-donc…
On discute encore un peu, et comme je reprends mon allure de mariolle, on se souhaite bon courage et chacun disparaît de la vie de l’autre. Il me tarde d’arriver, maintenant. Les derniers kilomètres sont les plus longs, je dois en rajouter une pincée à cause d’une erreur en quittant l’agglomération de Tours. La fin du tracé apparaît enfin sur l’écran du GPS. Les Ponts de Cé. Angers.
16 heures pile…
Manip de GPS : Quitter le fond de carte 100000e, repasser en mode vectoriel, options, POI, hôtels, le plus près : Kyriad, allo ? Une chambre, oui, j’arrive tout de suite. Guider vers… Rejoignez une route. Quelle précision : Je suis sur le trottoir ! Calcul de l’itinéraire, ça roule, vous êtes arrivés à destination.
Je lève le nez : Avec une précision au millimètre, mon appareil m’a amené juste sous un panneau indiquant : Hôtel Kyriad, entrée au rond point à gauche. Je prends la route dans le sens du panneau, mais ce n’est qu’une voie d’accélération pour un axe à grande circulation. 300 mètres après, sortie à droite. Ouf ! Pas de rond-point en vue, mais un motard derrière moi. Génial. Je m’arrête, béquille, lui aussi.
-Vous tombez bien, je me suis retrouvé la-dessus en cherchant l’entrée de mon hôtel.
- Vous avez une pièce d’identité ?
Deux autres motards arrivent. Je me prends une prune pour 300 m sur une quatre voies, après 264 km de route. Admiratifs de mon effort et conscients de ma bonne foi, ils me collent le mini sans retrait de points. Puis tous les trois me remettent dans le droit chemin. Sous escorte je fais une nouvelle entrée dans l’agglomération d’Angers, circulation stoppée aux ronds points pour laisser passer le valeureux contrevenant. Vous pouvez m’en croire, j’ai le coup de pédale furieux et vigoureux, mais aussi victorieux et un rien crâneur devant le badaud éberlué. Jusqu’à la porte de mon hôtel.
Lequel m’a fait une ristourne de 10 euros, en compensation. Plus une chambre en rez-de-chaussée, pour le vélo.
Angers. Commune associée à la prévention routière. Circulation au bord de la saturation, donc impatience vis à vis des deux roues. Pistes communes cycles et autobus sur les grandes artères, stationnement sauvage dans les petites, au point d’empêcher deux voitures de se croiser. Abrutis qui roulent à toute vitesse dans des rues étroites. Une Golf coupe par le trottoir pour éviter un feu à un rond point.
Mais le mauvais exemplaire de la nation docile a été puni (sur dénonciation d’un quidam, dixit un des gendarmes).
Sa grand-mère l’avait pourtant prévenu.